
(dans le défilement des villes qui furent sans cesse perdues, les grandes et les minuscules, à peine découvertes et vites englouties, des jeunes âges aux âges des consciences, celles où je disais J’habite sans que s’offre le temps d’y être chez moi, puis, une fois perdues, devenues villes lointaines, revisitées en rêve, en pensée, en réminiscences. Ensemble, elles forment un seul lieu, un espace d’effacement et de souvenir croisé de nouveauté. Car aucune de ces villes n’existe. Si j’y retourne, je ne retrouve rien des images, des sons, des mouvements, de cette main traînée le long d’un mur, où d’un slogan entendu dans une manifestation. Je doute et me demande si je n’invente pas cette Barcelone de pluie, cette Marseille de circulation de nuit et de fleurs des champs, cette ville d’Aveyron réduite à une rue étroite, et Lyon, ses brouillards, ses silences, il y a une banlieue chic dont je vois deux griffons de pierre et un bord de Seine, cette ville d’hiver, sublime de lumière, dont il reste à l’enfant une couronne de fleurs blanches dans ses cheveux noirs, et à l’adolescente, dix ans plus tard, de sentir battre sur sa jambe une guitare quand elle longe la brasserie emblématique. Que sont ces villes, ces rues parcourues dans une géographie nord-sud, et qui n’en forme qu’une, villes sans bords, aux odeurs, aux couleurs, aux formes rassemblées dans l’esprit trouble de l’enfant trimbalée quand défilent devant ses yeux le creux profond d’une rivière suisse-allemande et une avenue venue mourir sur une ruelle bordée de murs. De ces villes je n’ai pas vu les glissements, pas vécu les changements, pas senti les disparitions d’un quartier ancien, pas mesuré mes humeurs au gré de leurs transformations, ni senti se fondre les crépuscules sur des sky-line redessinés, rien vécu de ce qui est advenu d’elles. J’ai seulement gardé l’excitation des arrivées en bas d’immeubles inconnus et les mélancolies des départs, des au revoir qui furent des adieux. Une ville au matin, ville où les arbres l’hiver, givrés d’épées de glace et le sable d’une rue de terre battue longée de fleurs aux robes jaunes, ou rouge intense, n’en font qu’une. Une ville à midi, quand la sensation le long des murs de la rue étroite comme un abri qui mène à la maison, se confond avec celle devant la haute tour lancée contre le ciel. Une ville à cinq heures et son boulevard qui mènera quelque part dans dix ans — le temps de vivre quatre ou cinq vies ailleurs — et qu’il ne reste de la disparition des jardins et des vergers qu’une annonce de chantier qu’on ne verra jamais, j’ai appris la nostalgie — par anticipation — d’endroits où je joue, me cache et aime me perdre seule, que je vais quitter d’ici peu, dont je mesure l’effacement réel. Une ville le soir, et le long de l’avenue à traverser seule, un sac de sport à l’épaule, la nuit, le fracas, les lumières jaunes des phares, le moment de se lancer devant la ligne de voiture, la circulation arrêtée. La ville fragmentée et ses lignes de bus aux destinations toujours différentes, la ville par à-coups avec des fenêtres aux horizons les plus sombres ou les plus vastes, une ville d’oubli, jamais la même, jamais maîtrisée jusque dans ses recoins, jamais protectrice au travers de ses grandes places, jamais vraiment aimée, mais chaque fois sincèrement regrettée. Villes arpentées une année, rarement deux, villes sud et villes nord, villes étrangères et familières, où, si on plisse les yeux, une enfant solaire apparait dans des rues aux trajets modifiés, devant des hangars remplacés par des immeubles, aux abords de rivières repris aux voitures et rendus aux promenades, une petite âme grise aux yeux pensifs qui ne sait rien du temps, sauf qu’il est fait de miettes que les oiseaux picorent)